Le Mvett et le Renouvellement des épistémès

 

Leçon inaugurale du docteur Steeve Ella à l'Ecole Normale Supérieure de Yaoundé 

Steve ella a bruxelles

    Steeve Ella consacré à Bruxelles par le prix Imothep 2014 au salon du livre panafricain

Monsieur le Directeur de l’Ecole normale supérieure, mesdames et messieurs les enseignants en vos rangs, grades et titres académiques, mesdames, messieurs, distingués invités.

Je voudrais d’abord vous exprimer ma profonde gratitude, pour l’accueil et l’hospitalité que vous m’avez manifestés tout au long de mon séjour en terre camerounaise. Ce climat m’a permis en effet, de dispenser mes enseignements avec apaisement et de faire la rencontre des collègues avec lesquels j’ai pris plaisir à discuter, parfois au-delà de mon champ de compétence non sans apprendre d’eux en retour.

Je voudrais aussi vous remercier, Monsieur le Directeur, de l’honneur que vous me faites de me donner la parole au milieu de cette assemblée de savants, dans cet amphithéâtre de l’Ecole normale supérieure. Au moment où je me tiens sur cette estrade, j’ai une pensée respectueuse pour un grand maître de la philosophie, une figure titanesque de la pensée dont la résonnance et l’actualité dans le monde demeurent fortes et fécondes. Au fond, j’ai souvent espéré le rencontrer au-delà des livres, dans la posture verticale de l’homme vivant et debout, mais hélas ! Cette posture s’est définitivement convertie en horizontalité, étant entendu qu’il est maintenant couché. Ce grand maître du savoir vient de nous quitter : j’ai cité Marcien Towa. Je voudrais, si vous me le permettez, que nous puissions nous lever pour observer une minute de silence en sa mémoire.

Yaoundé, ce vendredi 1er août 2014, le titre de ma communication, Mesdames et messieurs, est : « Le Mvett et le Renouvellement des épistémès ». Ce titre s’inscrit dans le champ de la philosophie de la culture, qui rend possible, de l’intérieur de la culture, un espace d’interrogations et un aménagement qui distingue deux forces de propositions, à savoir : le continu et le discontinu, le stable et l’instable, le permanent et l’ondoyant, le même et l’autre pour reprendre les catégories platoniciennes. La culture, mot et concept, est d’origine romaine. Le mot « culture » dérive du latin colere, qui signifie cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir, préserver, et renvoie primitivement au commerce de l’homme avec la nature, au sens de culture et d’entretien de la nature en vue de la rendre propre à l’habitation humaine. Mais depuis Cicéron, le premier à utiliser le mot pour les choses de l’esprit et de l’intelligence, la culture est passée de l’agriculture aux formes variées des savoirs qui se transmettent d’une génération à une autre en devenant par-là même la gardienne du temps. Et le Mvett comme tant d’autres, est l’une de ses formes remarquées qui appartient à une longue tradition orale vivante du peuple Ekang appelée historiquement Fang-Bulu-Beti. Or le propre d’une tradition, c’est de se perpétuer d’elle-même par le mouvement de la transmission. Du point de vue de la philosophie de la culture, le propre d’une tradition réside dans la dialectique fine du continu et du discontinu. Comme le soulignait Paul Ricœur : « toute tradition vit par la grâce de l’interprétation ; c’est à ce prix qu’elle dure, c’est-à-dire demeure vivante. » Ce qui est valable ici pour le Mvett l’est autant pour les autres formes culturelles, à savoir que ce sont les différentes voies qui conduisent à un même centre et, à mon avis, c’est à une philosophie de la culture de découvrir et de déterminer ce centre.

A travers le sujet que je vais maintenant développer, je souhaiterais soumettre à votre appréciation critique l’hypothèse suivante : Le Mvett ne peut demeurer une tradition vivante, au XXIe siècle, que si elle rend possible par elle-même le renouvellement des épistémès.

Trois topiques vont donc organiser cette leçon.

1) le Mvett comme institution de la Parole, du Verbe ;

2) le Mvett comme institution de l’Ecriture ;

3) le Renouvellement des épistémès ou du texte au texte.

Ces trois topiques ont pour point d’Archimède le Mvett lui-même, étant entendu qu’il appelle nécessairement à une définition, ou plus précisément, à une tradition de définition qui ne varie pas, que l’on soit au Gabon, au Cameroun ou en Guinée-Equatoriale. Et je dois ajouter que cette définition qui fait l’unanimité, constitue le point de convergence des peuples à l’intérieur desquels le Mvett a coutume de s’exprimer, à savoir : les Fang-Beti encore appelés par eux-mêmes les Ekang dans la langue Ekang. En effet, ce sont les grands maîtres initiés au Mvett qui sont eux-mêmes les auteurs et les gardiens de cette tradition définitionnelle qui est depuis lors conforme à l’orthodoxie du Mvett, et qui sera reprise par les logographes au Gabon, au Cameroun comme du reste en Guinée-Equatoriale.

A ce point, pour bien saisir l’articulation des trois topiques que je viens de proposer, je commencerais par dévoiler ce que c’est que le Mvett, à savoir un tout articulé qui comprend trois entités liées entre elles. Le mot Mvett désigne à la fois, un instrument de musique ou harpe-cithare à huit cordes appelé « Mvett » ou, dans la langue savante du peuple Ekang « Mvett Oyeng », le joueur qui manipule habilement cet instrument de musique appelé « Mbom-Mvett » et les épopées racontées desquelles se dégage tout une littérature appelées « Milan mi Mvett ». Le Mvett apparaît alors comme un art, et le joueur de Mvett un artiste, un poète, un musicien et un metteur en scène capable de chanter, de danser, de mimer jusqu’à l’osmose le chant mélodieux des êtres qui habitent la nature et la mettent en mouvement, capable aussi d’inventer une succession de récits tous différents les uns des autres, avec la même verve, la même dextérité, le même génie dramatique, théâtral, musical et la même puissance esthétique. A partir de là, il instaure un dialogue fécond avec son auditoire qui est son vis-à-vis immédiat, lequel répond à ses nombreuses digressions, réagit aux intermèdes et reprend en chœur les chants qu’il entonne.

Mais je ne voudrais pas me limiter à cette définition qui répond davantage aux exigences et aux canons esthétiques du Mvett liées aux phénomènes de performances descriptives et narratives, plutôt qu’au sens profond du mot. J’allais dire, son sens philosophique. Je trahirais ainsi les grands maîtres qui considéraient, pour ceux qui nous ont quittés, et qui considèrent, pour ceux qui vivent encore, que le Mvett n’est pas une religion, encore moinsun art exclusif à telle ou telle famille ou à telle ou telle catégorie de personnes. C’est la connaissance de la vérité, celle qui part de l’homme, le mortel, à l’Homme, l’Immortel. Et il me semble significatif, c’est-à-dire distinct, de poser cette définition comme un complément dialectique de la précédente, car elle appelle ici à une conception anthropologique universalisante, plus inclusive qu’exclusive, et c’est à mes yeux l’horizon vers lequel doit tendre tout homme pour autant qu’il s’agit d’une quête permanente et d’une démarche individuelle qui surpassent de loin toute autre entreprise séculière. Le Mvett, au-delà des récits qu’il narre, du chant qu’il clame, par-delà la musique qui l’accompagne, au-delà aussi de ce qu’il est une culture de la bravoure et de la conquête, de l’héroïsme et de la témérité, est la vie intérieure ou la recherche de l’immortalité dans son sens absolu.

Mesdames et messieurs, permettez-moi à présent d’apporter deux informations qui marquent l’actualité. La première concerne le fait que le Mvett fait partie depuis peu, en tant que tradition vivante et pratique permanente dans toute l’aire Fang-Beti et au-delà, du Patrimoine Mondial Immatériel de l’Humanité selon l’Unesco. La deuxième information est liée au fait que la langue qui est son véhicule initial et son support principal, c’est-à-dire la langue Ekang ou Fang-Beti, est déclarée par l’Union Africaine comme une langue à diffuser dans l’espace de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique Centrale (CEEAC) avec le Lingala.

On le voit, ces deux informations marquent bien l’ampleur et l’intérêt que suscite cette tradition orale dans la transmission des savoirs et dans la diffusion des valeurs d’une population vers d’autres aujourd’hui. Et l’école a besoin des langues pour communiquer, transmettre et former. L’Ecole normale supérieure comme du reste l’université en tant qu’institutions académiques, sont précisément des lieux de production des savoirs, de leur enseignement et de leur diffusion ; elles forment également l’espace qui consacre le renouvellement des élites. A cette fin, combiner l’enseignement du Mvett en tant que genre littéraire sous sa forme orale et la langue ékang, me semble d’un intérêt majeur aujourd’hui. Car nos langues sont vivantes, variées et riches, de même que nos traditions sont vivaces, et leur littérature abondante. Eno Belinga avait bien compris, longtemps déjà, la fécondité pédagogique d’une telle combinaison lorsqu’il affirmait : « la littérature orale vit aussi longtemps que la langue vivante et parlée qui lui sert de véhicule et qui est son conservatoire. Les liens entre la parole, langue, le langage et la littérature orale sont des liens de solidarité et de vie. »

Cette littérature orale est le propre du Mvett considéré à l’origine comme une institution de la parole, du verbe. Cette première topique est conforme à la genèse de cet art qui se déploie toujours déjà, d’abord, comme un texte oral, une tradition vivante conservée et perpétuée par des harpistes initiés eux-mêmes à l’art du Mvett par des maîtres érudits. Le Mvett, de ce point de vue, est la parole qui est portée par l’homme et qui porte l’homme avant de s’adresser aux hommes. Cette parole n’a de sens que si elle est donnée à… ou adressée à…, ce qui marque son mouvement dialectique et son intérêt pédagogique. C’est pourquoi, il est nécessaire de distinguer dans le Mvett le moment où l’on joue de l’instrument et le moment du Dire à proprement parler, où la parole fait écho dans les oreilles de celui qui l’écoute avant qu’il ne puisse en répondre : « Melo me bèègue ! » « Me bèègue Mvett ! » « A tarê na’a : « Me kobegue ! » « Que les oreilles écoutent ! » « Qu’elles écoutent le Mvett ! » « Au commencement : « je parle ! » » « Nkobe : la Parole », « Nkobe : le verbe ». Aussi, cette parole est-elle l’instrument principal de la pédagogie, le véhicule que nous empruntons tous pour transmettre aux apprenants des épistémès, c’est-à-dire, selon Foucauld, les formes de savoirs qui organisent la société, la développent après la formation de l’homme.

C’est dans cette perspective que les grands maîtres nous enseignent eux-mêmes que l’instrument est premier, et le récit est second. Selon Daniel Assoumou Ndoutoume, l’instrument a connu quatre phases de son évolution historique et esthétique qui marquent aussi les quatre Âges du Mvett : Nna Otse, Ekang Nna, Oyone Ada et la forme actuelle.

Sous la forme de Nna Otse, l’instrument n’a qu’une corde et un résonateur à l’une des extrémités de la branche de palmier raphia Dzang ou Andzim. Qui est Nna Oste ? Dans la cosmogonie fang-beti, Nna Otse est le descendant d’Otse Zame, lui-même descendant de Zame Ola, lui-même descendant d’Ola Kare, lui-même descendant de Kare Mebegue, lui-même descendant de Mebegue Me Nkwa, lui-même descendant de Nkwa Zokomo, lui-même descendant de Zokomo Mba, lui-même descendant de Mba Ngwa, lui-même descendant de Ngwa Bikoko, lui-même descendant de Bikoko bi Dzop, lui-même descendant de Dzop Biyem-Yema, lui-même descendant de Biyem-Yema Mikour, lui-même descendant de Mikour mi Aki, lui-même descendant d’Aki Ngoss, lui-même descendant de Ngoss Eyo, lui-même descendant d’Eyo, l’invisible et le sans forme, c’est-à-dire celui qui est. Avec Nna Otse, nous avons la première forme humaine qui vit seul dans une vaste étendue ou cyberespace. Etant seul, il communique avec les esprits – d’où l’arc en bouc avec une tige – et par conséquent il n’a pas la possibilité de parler puisque la bouche est occupée. Il communique avec les sons grâce à son instrument.

Sous la forme d’Ekang Nna : ici apparaît un chevalet central qui correspond au descendant de Nna Otse, et permet à ce dernier de libérer la première parole. La forme Ekang Nna permet de libérer la bouche car en face Nna Otse a son enfant à élever et à qui il faut communiquer beaucoup de choses. C’est ainsi que Nna Otse expliquera à Ekang Nna, son fils, comment est venue la vie et les origines de l’univers. La bouche de Nna Otse est donc libérée pour associer la parole et la musique. Ekang Nna quant à lui engendra dix enfants dont neuf garçons et une fille appelée Okome Ekang qu’il surnommera Ada Ngone, la plus belle des plus belles filles. Ada Ngone donna naissance à deux garçons dont Oyono Ada Ngone. Et les maîtres disent sous la plume de Tsira Ndong Ndoutoume, que Oyone Ada ne se maria pas, mais aima la musique et la guerre.

Sous la forme d’Oyone Ada Ngone, qui est une forme plus complexe que les précédentes, on observe huit cordes et un chevalet central et deux résonateurs dont l’un au centre. Ces changements s’expliquent par le fait qu’il y a beaucoup d’enfants et par conséquent, l’instrument a besoin de produire plusieurs sons différents. Ici commence le Mvett à proprement parler, car c’est à Oyone Ada que fut révélé le Mvett et c’est pourquoi on l’appelle le père des mélodies. Par la suite il abandonna Engong et vint auprès des hommes pour leur apprendre le Mvett, la guerre et leur raconter l’histoire de la descendance d’Ekang Nna.

Après Oyone Ada, arrive enfin la forme actuelle du Mvett qui varie d’un lieu à un autre. En effet, avec l’instrument Mvett, Oyone Ada Ngone se mit à raconter l’histoire et les épopées des hommes d’Engong, peuple de géants guerriers et immortels qui imprimèrent leur caractère belliqueux aux Fang-Beti, leur permettant de traverser le continent africain et d’atteindre leur habitat actuel sur le bord de l’Atlantique. Le Mvett donc raconte les histoires de deux peuples qui s’affrontent : les Immortels appelés peuple d’Engong, opposés aux Mortels ou peuple d’Oküi. Ces derniers luttent constamment contre les premiers dans le but de leur arracher le secret de l’immortalité qu’ils gardent avec une jalousie féroce.

Cela dit, je voudrais maintenant indiquer que les quatre périodes de l’histoire de l’instrument sont en parallèle symétrique avec les quatre Âges dans le Mvett qui correspondent aux quatre Mvog, à savoir : Mvog Endong Oyono, Mvog Mba Evini Ekang, Mvog Meyé M’Ango Ekang et Mvog Oyone Ada Ngone. Les maîtres disent généralement : « Endong abié Mekok, Mba abié bikié, Meyé M’Ango a vane bié Aworsing », c’est-à-dire « Endong a engendré les Rocs, Mba a engendré les Fers, mais Meyé M’Ango a engendré la Gangue ». Cette assertion fait ressortir les traits caractéristiques de l’évolution des Ekang, et plus précisément des trois principales familles d’Engong.

La famille d’Endong Oyono qui représente l’Âge de la pierre, symbolise la première étape du travail du fer, et les membres mâles de cette famille personnifient la force, l’acharnement, le stoïcisme, la résistance aux combats. Selon Tsira Ndong Ndoutoume : les Endong sont durs comme les Rocs.

Ensuite arrive la famille de Mba qui symbolise l’Âge de la civilisation du fer ou de la connaissance de l’usage des métaux. En bons guerriers, les descendants de Mba Evine Ekang se considèrent et sont considérés comme des irréductibles, des invincibles. Akoma Mba, patriarche et chef suprême d’Engong, fils aîné de Mba Evine Ekang, est le premier à avoir découvert le secret de l’immortalité.

La famille de Meyé M’Ango Ekang, surnommée la Gangue, symbolise quant à elle l’Âge des Marteaux pour briser les Rocs et assouplir les Fers. Ntoutoume Mfoulou, son chef, est connu pour sa fougue, son impétuosité, son ardeur au combat, son arrogant mépris du danger.

J’aimerais maintenant préciser que Chez les Beti, on observe généralement une préférence pour la gamme pentatonique mais la structure des notes varie d’un artiste à l’autre. Chez Ebo Obiang, par exemple, célèbre Mbom Mvett du village Yama, près d’Ambam, on reconnaît cette esthétisation de l’instrument ; tandis que chez les Fang, les Ntoumou et les Bulu, à l’exemple de Daniel Osomo, l’un des grands maîtres du Mvett de la décennie 60 et 70, originaire du pays Bulu et du groupe Ngôé , ou de Tsira Etougou Ndong de la tribu yengu et du village Andom, on observe une préférence pour le Mvett heptatonique. Ce qui prouve à suffisance que le Mvett est typiquement d’origine Ekang. Plus précisément il est né chez les Fang mais se serait répandu parmi d’autres populations soumises à l’influence culturelles des Fang, notamment leurs voisins relevant du même groupe linguistique, les Bulu et les Beti. Au total, la zone du Mvett recouvre pratiquement tout le Sud du Cameroun jusqu’au fleuve Sanaga, toute la Guinée-Equatoriale, tout le Nord du Gabon jusqu’à l’Ogooué et l’Estuaire, et la région de Souanké et Ouesso au Nord du Congo.

Le Mvett est aussi une institution de la parole qui raconte les généalogies : celles du monde, celles du conteur lui-même. C’est dans et par le Mvett, que le peuple ékang connaît ses origines et les origines de l’univers qui partent d’Eyo, être infini, incréé et informe, jusqu’à nous-mêmes, êtres finis. Tsira Ndong Ndoutoume nous a donné un extrait de cette généalogie des origines qu’il avait lui-même apprise auprès de son maître Zué Nguéma. Cet extrait est consigné pour la première fois dans son dernier livre paru en 1993 sous le titre Le Mvett – L’homme, la mort et l’immortalité. Et sur ce thème des origines de l’univers à partir d’Eyo, les travaux remarqués de thèses de doctorat de Blandine Engonga Bikoro au Gabon et du professeur Nkolo Foé au Cameroun, pour ne citer que ceux-là, sont d’une richesse considérable.

Mais il y a également une généalogie des diseurs de Mvett dont chacun se rattache à la fois à une Ecole et à un maître. En effet, aucun vrai barde ne peut dire le Mvett ex nihilo, mais chacun est toujours le descendant spirituel d’un grand maître auprès du qui il reçoit, pendant des années, des enseignements ésotériques puis des enseignements pratiques faits de connaissances techniques et musicologiques avant de se produire au milieu d’un auditoire. Cette tradition filiale est propre au Mvett et permet d’apprécier non sans distinction les styles, les écoles ou les Maîtres célèbres.

Je voudrais poursuivre avec la deuxième topique qui caractérise le Mvett comme une institution de l’écriture. Il faut ici rendre un hommage appuyé à deux pionniers, au Gabon et au Cameroun. J’ai cité : Tsira Ndong Ndoutoume et Samuel-Martin Eno Belinga, qui ont rendu possible, chacun à sa manière, la transcription et la traduction du Mvett en français, c’est-à-dire le passage de la voix à l’écriture. Initiés lui-même à l’art du Mvett, maître érudit, Tsira Ndong nous laisse une trilogie publiée respectivement en 1970, 1975 et 1993 chez Présence Africaine et l’Harmattan. Tandis qu’au Cameroun, la transcription phonétique et la traduction française du barde Daniel Osomo par Eno Belinga reste jusqu’ici un texte inégalé et malheureusement sans descendance spirituelle connue, et donc sans héritier révélé. En effet, à la suite de Mone blum ou l’homme bleu, publié en 1978 aux éditions du CEPER, d’autres récits de cette littérature orale mériteraient d’être connus du public, à la faveur du travail des chercheurs. C’est l’occasion pour moi de saluer le travail de regretté Marcien Towa qui, au sein de cette institution, a formé de nombreux étudiants dans le travail de la collecte et de l’exploitation de ces récits, à l’instar de trois de ses disciples érudits devenus eux aussi des maîtres de la pensée. J’ai cité les professeurs Nkolo Foé, Charles Romain Mbélé et Alexis Belibi. Ce qui montre l’ampleur du travail qui reste à faire, ce à quoi j’invite les collègues chercheurs à tenter d’articuler leurs axes de recherche respectifs avec le Mvett, avec pour conséquence la multiplication des travaux universitaires, des ouvrages, des écoles de pensée rivales, et la création des concepts qui organisent le champ des épistémès.

Dès lors, on peut se demander quelles sont les raisons qui ont permis cette mutation de la forme orale du Mvett vers sa forme écrite. Autrement dit: quelles conséquences le Mvett comme institution de l’écriture entraîne-t-il ? Il est évident que cette révolution graphique est motivée par plusieurs raisons, et je voudrais en relever deux particulièrement. La première est que, la tradition orale, aussi puissante soit-elle, et malgré toute la volonté du monde, concentre son attention sur la seule communauté de base Fang-Beti ; en d’autres termes, ne seront véritablement admis à l’écoute du Mvett que les seuls locuteurs Ekang. Par quoi effectivement on épelle le Mvett avec son complément dialectique Ekang, ce qui donne le couple « Mvett Ekang ». Or ce mot « Ekang », dans la langue du Mvett, désigne la lettre, et « bikang » les lettres. Comme l’a fort juste expliqué Grégoire Biyogo dans son Encyclopédie du Mvett, tome 1 : « Le Mvett Ekang est la demeure des lettres. Des voix qui chantent (oyeng). Ekang peint : Ekang a kang. Peindre, c’est akang. Tandis que l’attribut akeng décrit ce qui est doué, savant, intelligent. Akeng nomme la norme d’Ekang, c’est-à-dire la recherche d’une intelligence associée à la géométrie et à la justice. Ekang a ne akeng : Ekang est géomètre, qui s’accomplit dans le sublime. Il célèbre l’intelligence d’Eyo. Il désire l’intelligence des formes, de la mesure et de la loyauté. » On le voit, le Mvett, sous sa forme orale, n’est accessible qu’aux seuls locuteurs Ekang, quand il n’est pas réservé qu’aux seuls initiés qui comprennent cette langue dans son élasticité et sa profondeur, ses images, ses codes, ses tours, ses jeux, bref, sa ductilité sémantique comme je viens d’en montrer la preuve.

La deuxième raison, est que la forme orale de l’épopée Mvett, bien qu’elle se transmette selon une logique filiale, de maître à disciple, est néanmoins assujettie à la contingence et à la finitude en raison du caractère mortel des conteurs. Ce qui a d’ailleurs conduit Tsira Ndong, au crépuscule de sa vie, à écrire : « En outre, ces patriarches s’éteignent de plus en plus, et il est à craindre que l’essence de cet art ne disparaisse totalement avec eux dans un proche avenir. » J’en donnerai pour preuve, le fait que la pratique du Mvett aujourd’hui, comparée au passé, c’est-à-dire vingt ans en arrière, est moins présente et vivace en raison de la disparition des maîtres érudits, de l’exode rural qui entraîne les jeunes vers la ville, du fait aussi de la disparition progressive de l’usage de la langue dans les foyers. Certes, le Mvett n’est pas toute la langue Ekang, mais comme je l’ai écrit dans un ouvrage paru récemment sous le titre Altérité et Transcendance dans le MvettEssai de philosophie pratique, on peut naturellement se demander ce qu’il resterait d’Ekang en dehors du Mvett. Et qui plus est, prêter attention à cette question pendante : Ekang resterait-il, totalement, Ekang, en dehors du Mvett ou privé de lui ? Je soumets donc ici ces deux interrogations à votre appréciation critique.

Toujours est-il que, sous la pression de l’argument linguistique et de l’argument généalogique, Tsira Ndong est le premier au Gabon à avoir « joué du Mvett sur du papier », ce qui fait de lui, selon Grégoire Biyogo, « l’inventeur de la Raison graphique du Mvett » et le père de l’Ecole de Mvettologie du Gabon. Car il est resté pendant longtemps le seul diseur de Mvett qui ait traduit lui-même son propre Mvett. Par conséquent, je voudrais vous partager ce propos inaugural contenu dans son premier livre : « L’auteur viole la tradition et trahit ses maîtres en confiant le Mvett à la plume. Aussi l’œuvre est-elle fade, imparfaite, car rien au monde ne peut remplacer le cadre du village, l’atmosphère du corps-de-garde, le rythme des grelots et des baguettes, la mélodie du Mvett, les trépidations des plumes d’oiseaux et de peaux de bêtes sur la tête et les bras du joueur. En conséquence l’auteur sollicite l’indulgence du lecteur qui appréciera à leur juste mesure les difficultés survenues au moment où, privé de son instrument et du milieu dans lequel il a coutume d’évoluer, il s’est vu obligé de rompre avec la tradition orale pour céder la place à l’écriture. »

Naturellement, les conséquences d’une telle mutation sont nombreuses.

Premièrement, le Mvett est sorti de l’Aba ou corps-de-garde bien qu’on continue de l’y jouer, sorti des frontières du pays Ekang, et de la « Bulle de l’oralité » pour être joué sur du papier selon le précepte tsiraïen qui a ouvert le Mvett au monde, en le dépouillant des attaches communautaires.

Deuxièmement, il est passé du même à l’autre, c’est-à-dire de la communauté Ekang à la communauté non Ekang. Ce mouvement est d’abord un geste éthique à travers lequel Ekang matérialise sa volonté de faire admettre l’Autre dans son univers en dégageant l’obstacle linguistique. En ce sens, à défaut de satisfaire l’ambition de traduction parfaite (au sens strict de transfert d’un message verbal d’une langue dans une autre) l’auteur offre au moins une hospitalité langagière, où le plaisir d’habiter la langue de l’Autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole de l’étranger. Ensuite, le passage du Mvett oral au Mvett écrit représente ce que Paul Ricœur appelle « le geste philosophique de base », c’est-à-dire « un geste de défi », « un geste critique », car il s’agit ici, pour Ekang, de faire accéder le Mvett au plus grand nombre, de le démocratiser pour qu’il ne soit plus seulement l’affaire du « destinataire primitif » référé à l’auditorat, mais aussi l’affaire de la communauté plus élargie dans le monde et capable de lire un texte. Comme le soulignait Ricœur : « avec l’écriture, le destinataire originel est transcendé. Par-delà celui-ci, l’œuvre se crée elle-même une audience, virtuellement étendue à quiconque sait lire. » C’est pourquoi, l’écriture a vocation à universaliser le Mvett à telle enseigne que le passage d’une communauté traditionnelle localisée à une communauté universelle éclatée est vite amorcé et rendu fécond. Le Mvett devient la propriété de tous ceux qui savent lire à travers le monde, selon la langue d’accueil dans laquelle il est traduit.

Troisièmement, la révolution graphique favorise la création des concepts et des épistémès qui l’organisent. Le premier d’entre eux est la « Mvettologie ou science du Mvett », et le deuxième est le « « Mvettologue » c’est-à-dire celui qui conceptualise les recherches sur le Mvett, médite le genre, avec ses différents enjeux, son interrogation cardinale, et élabore son herméneutique. » Ces deux concepts ont été inventés par Grégoire Biyogo, désormais considéré, à la suite du décès de Tsira Ndong, comme l’hériter de l’Ecolede Mvettologie du Gabon dont je reste un de ses membres. Grâce au Mvett joué sur du papier, une Mvetto-lographie est rendue possible, c’est-à-dire une succession de textes qui s’engendrent les uns à la suite des autres, au point de distinguer dans l’historiographie du Mvett, les textes « de » Mvett (les récits transcrits et traduits du fang-beti vers une langue d’accueil) et les textes « sur » le Mvett, c’est-à-dire la littérature écrite sous toutes ses formes qui prend le Mvett comme objet principal. Ainsi, à côté des oreilles qui « écoutent », se trouvent déjà, maintenant, des yeux qui « lisent » au point où « écouter » et « lire » sont un même exercice appelé Mvett. Avec l’écriture du Mvett sur le Mvett, on a pu recenser en trente ans : des dizaines de travaux de thèses de doctorat, de mémoires de fin cycle ; on a pu aussi recenser : des essais, des encyclopédies, des romains, des œuvres théâtrales, et plus récemment encore la célèbre bande dessinée « Alum Ndong Minko », une adaptation inspirée du récit du maître-conteur Emmanuel Mvom Eko Bikoro par les frères Privat et Jean-Juste Ngomo.

Interrogé à ce niveau, le champ de l’épistémè du Mvett s’organise, certes, à partir de la raison graphique qui le métamorphose tout en favorisant ses diverses formes littéraires, mais s’ordonne aussi au-delà en renouvelant la compréhension des autres disciplines. C’est que le Mvett apparaît, de mon point de vue, comme l’horizon qui éclaire et nourrit tout en renouvelant les épistémès au sein de ces disciplines. Ce qui me conduit, pour terminer, à exploiter cette idée qu’aujourd’hui, grâce à la révolution graphique impulsée au Gabon par Tsira Ndong Ndoutoume, au Cameroun par Eno Belinga et en Guinée-Equatoriale, par Eyi Mone Ndong (qui a traduit son propre Mvett en deux volumes en double version fang-espagnol) le Mvett rend possible, de mon point de vue, le renouvellement des épistémès.

La question du renouvellement des épistémès s’est posée, en philosophie, avec Michel Foucault. Dans toute l’épistémè africaine, le Mvett rend possible un savoir sur l’homme qui fait écho dans le champ de la cosmologie, de l’histoire, de la philosophie, de l’économie ou de la science politique, etc. Tout commence à partir de son concept de base désigné Mvettologie : ce concept est né d’un travail, d’une fouille, d’un événement qui marque la mutation radicale du Mvett qui découvre sa coappartenance avec la raison graphique. C’est à la faveur du Mvett graphique que la conception du Mvett comme épistémè est rendue concrète, si nous acceptons d’emblée que la condition de toute épistémè est l’écriture, c’est-à-dire la formalisation, la consignation, la démonstration, la réfutation, le questionnement. L’écriture en effet permet de poser des questions inconnues au sujet des réponses connues, alors que l’oralité ne rend possible que des réponses inconnues à partir des questions connues. L’écriture ne ferme pas le savoir, mais elle le rend critique. C’est pourquoi, l’écriture qui rend possible de l’intérieur du Mvett une compréhension nouvelle des anciens modèles de connaissance, est celle-là qui se succède à elle-même sous la forme du même à l’autre. Grâce à l’écriture, on passe du texte au texte, du récit à l’herméneutique, de l’imaginaire à l’adaptation.

A partir de là, on peut dire que le récit produit un nouvel homme désigné par le vocable « l’homme de l’écriture » qui n’est pas auditeur, mais lecteur, condition essentielle pour l’émergence d’une expérience totalement différente de soi et de sa propre subjectivité. Ce nouvel homme est en situation de « distanciation critique » permanente par rapport au récit écrit. Il peut arrêter sa lecture et considérer le texte à froid, il peut revenir en arrière et relire, il peut réfléchir à son contenu. De telle manière que le premier vis-à-vis du texte écrit est cet homme qui lui manifeste l’attention vigilante de la pensée réflexive, en vertu de laquelle il est en mesure de faire lui-même l’expérience du questionnement, et de devenir lui-même en tant qu’homme son propre questionnement. L’homme du Mvett est en ce sens l’homme réel qui pousse au surpassement, au retournement à soi, à la volonté de surmonter l’obstacle posé là devant lui, à la volonté de dominer ce qui, de l’extérieur de soi, empêche d’accéder à l’intérieur de soi. C’est lorsque ce mouvement est en marche qu’il se produit un combat car c’est à l’intérieur de lui-même, dans son individualité profonde, que ce combat atteint des proportions fantastiques pour autant qu’il se produit et s’étend dans l’immatière.

Voici deux modèles d’épistémès que je propose sous la formulation suivante : comment appréhender l’altérité sous ses formes multiples à partir du Mvett, en dehors de Hobbes, Sartre ou Levinas dans la perspective où elle est une réplique de moi-même, à l’intérieur de moi-même et se donne sans être définitivement donné, soit en tant qu’allié, soit en tant que rival ? Dans le Mvett, l’épistémè de l’Altérité instruit et informe sur le fait que chaque figure principale a son double. C’est le cas par exemple d’Oveng Ndoumou Obame qui a son double sous la forme du fer, de sorte que, selon Tsira Ndong, Oveng Ndoumou est un homme double dans un même corps : à certaines circonstances il est fer et se donne sous la forme d’un allié, à d’autres, il est encore fer et se donne sous la forme d’un adversaire. Comment appréhender l’altérité sous la figure de l’homme double telle qu’on le voit chez Angoug Otse, qui, à Engong, prend l’aspect d’Angoug Bere Mba, et à Okui devient Ayangoum, pour contrôler les deux mondes ?

Medza M’Otoughou, l’homme le plus riche d’Engong, propose un système économique et financier où personne ne reçoit un salaire à la fin du mois et où il n’existe pas de banques. Par conséquent on peut effectuer des courses sans argent, sans débourser une somme quelconque. Mais chacun est sa propre banque, à telle enseigne que vous n’avez besoin d’argent à Engong que lorsque vous sortez de son territoire. Car à Engong, avec ou sans travail, tout le monde consomme à sa guise, et l’argent est un frein en ce sens qu’il est un bien qui s’épuise et ouvre à tous les vices qui vont contre la morale. Ici, nous avons un modèle d’épistémè qui invente un système à partir duquel les biens s’acquièrent à la simple demande des consommateurs qui n’attendent pas une date précise pour aller chercher de l’argent. A ma connaissance, un tel système n’existe pas encore, et il revient aux chercheurs, notamment aux économistes et aux spécialistes de la monnaie de le penser et de le mettre en œuvre.

Mesdames et messieurs, je pense que le Mvett a de beaux jours devant lui, et les savants de toutes catégories gagneraient à investir son domaine de connaissances. Car il n’y a aucun doute qu’il forme et informe, qu’il sert de modèle dans le renouvellement des épistémès. Grâce à sa forme graphique qui se déploie de plusieurs manières, je puis affirmer sans ambages, qu’il a accédé au statut des Livres qui font les peuples, comme ce fut le cas de l’Iliade et de l’Odyssée chez les Grecs, ou du Premier Testament chez les Hébreux.

Je vous remercie.

Buste ella 1 1

Par AYONG

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021

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